Montesquieu - Quoi ! Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ? Vous parlez pour les autres, et ils...
Quoi ! Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ? Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ?
Montesquieu - Lettres persanes
2006_05_31_Montesquieu_Quoi___Monsieur__dit_le_g_om_tre__il_y_a_vingt_ans_que_vous_ne_pensez_pas.doc
Un géomètre, qui ne parle que calcul et qui néglige
d’écouter les autres, se bouscule dans la rue avec un traducteur. Celui-ci lui
raconte qu’il vient de finir une traduction d’Horace sur laquelle il travaille
depuis longtemps. Le géomètre se moque encore : traduire est une activité
secondaire, car elle se réduit à reformuler, en moins bien, un texte qu’on n’a
même pas écrit ni pensé.
Quelques instants plus tard, ils se séparent très
mécontent l’un de l’autre : Ils n’ont pu se comprendre.
Mais il n’y a que peu des mathématiques à la traduction,
les deux font appel à des mécanismes simples, parfois divertissant, mais
rarement noble d’âme. Que dit le géomètre ? Des choses assez vraies dans
l’ensemble. Mais qu’a-t-il pensé ? Que lui reste-il de ses petits jeu de
savants ? Presque rien. Le géomètre n’a rien gagné à critiquer la
traduction d’Horace, comme il n’a rien gagné à discuter des trajectoires de
projectiles dans le passage précédent. Il paye par sa bêtise future son
insolence présente. Ainsi le géomètre fait comme le traducteur : il
reproduit stupidement les formules mathématiques que d’autres avant lui ont
découvert, il popularise des petits savoir généralement inutiles car
employés à mauvais escients, et instrumentalise la force de conviction des
calculs pour faire des remarques désagréables sur la largeur des allées d’un
autre. Non content de s’occuper l’esprit à tromper les autres par de
péremptoires syllogismes, il en use pour décrédibiliser une activité pour des
raisons semblables à celles qui le décrédibilise lui-même, sans voir ni la
vanité de son propos, ni la belle vérité qui jailli pourtant là sous ses
yeux : La grande certitude de ses petites vérités l’empêche d’entendre les
importants messages de son cœur, qui pourtant le mécontentât pour le faire
taire.